Archives Mensuelles: novembre 2011

Billet d’humeur : que doit dire Eva Joly ?

par Dominique Allan Michaud

Que doit dire Eva Joly ? La candidate choisie par Europe-Ecologie-Les Verts pour l’élection présidentielle de 2012 se voit beaucoup critiquer à la fin de 2011. Après s’être inquiété de son silence pendant les négociations des écologistes avec le PS, on lui reproche de parler. Certains rappellent qu’ils auraient préféré que les Verts soutiennent dès le premier tour le candidat du PS. D’autres estiment qu’Eva Joly nuit au parti qu’elle représente, en dénonçant le poids du lobby nucléaire français avec « l’intervention d’Areva dans les discussions avec le PS » (Le Monde du 23 novembre 2011).

Il paraît bizarre en tout cas qu’un accord de législature ait pu précéder la compétition électorale de la présidentielle. N’est-ce pas la candidate de l’écologisme qui devrait s’estimer gênée par une supposée obligation de proclamer dès à présent son désistement pour le deuxième tour, au profit d’un candidat et d’un programme qu’elle pourrait être amenée à critiquer avant le premier tour ? Et d’être en quelque sorte « liée » par un accord EE-LV/PS dont on dit tout et son contraire, tantôt que le PS a tout cédé aux Verts et tantôt que les Verts n’ont rien obtenu, comme si l’accord était, soit inapplicable (ce n’est pas un accord de gouvernement), soit à interprétation variable (on parle d’accord sans échéances proches), sorte d’  « auberge espagnole » où chacun aurait le programme dont il rêve. D’être liée, et aussi de voir sa campagne électorale aliénée par avance comme si les Verts n’y croyaient pas. Mais une autre interprétation est proposée, celle d’une répartition des tâches entre Cécile Duflot la négociatrice pragmatique et Eva Joly la dénonciatrice extrémiste.

Que croire ? L’avenir éclairera sans doute ces questions. Mais pour le présent, notons que des « spécialistes » se dévouent pour expliquer à Eva Joly ce qu’elle doit impérativement dire pour ne pas nuire à son parti, pour épargner le partenaire qu’est le PS, et pour séduire l’électorat écologiste… et au-delà.

La réponse est pleine d’originalité : elle doit parler… d’environnement ! Mais lequel ? Apparemment, un environnement sans problème nucléaire : ce n’est plus la sortie du nucléaire, mais la sortie du thème antinucléaire du programme écologiste ! De quoi parler ? Par exemple, de la biodiversité et de la pollution (sans doute pas la pollution radioactive). De la nature, peut-être, à la façon des environnementalistes, voire des conservationnistes d’autrefois. En effet, toujours selon un « spécialiste », une candidature vraiment écologiste (entendez antinucléaire) laisserait de la place à la concurrence d’une candidature environnementaliste. Le nom de Corinne Lepage est même cité, mais là on ne comprend plus : cette dernière attaque depuis longtemps la filière nucléaire et a récemment consacré un ouvrage à ce sujet.

Des « spécialistes » affirment savoir ce que les électeurs écologistes veulent entendre, mais il serait curieux qu’après la catastrophe de Fukushima et son impact dans l’opinion, celle-ci veuille voir évacuer le thème de la campagne présidentielle. Nicolas Sarkozy déclare vouloir être le candidat de l’énergie nucléaire, et il faut se féliciter que ce sujet important puisse être pour la première fois en France l’objet d’un tel débat démocratique, à la fois scientifique, économique et politique. Et ce, alors que la majorité politique en place a pour programme de copier l’Allemagne en tout… sauf dans sa renonciation au nucléaire. Pourquoi conseiller à ceux, et à ceux-là seuls, qui essaient d’initier ce débat depuis plusieurs dizaines d’années, de l’éviter par prudence électorale ? On reste perplexe. Il est vrai que nombre de commentaires laissent perplexe, concernant notamment l’accord EE-LV/PS (lequel ne se limite pas au nucléaire ni à la politique énergétique) : celui-ci est tantôt réputé contenir « tous les ingrédients d’une révolution culturelle » (Le Nouvel Observateur, 24 novembre 2011), tantôt supposé présenter tous les signes de « la folie écolo » (Le Figaro Magazine, 26 novembre 2011).

Sans doute l’environnement reste-t-il chez certains, synonyme de nature, et tous ne voient pas distinctement la différence entre écologie et écologie politique. Le passé a même été appelé à la rescousse avec la candidature de René Dumont en 1974, considérée comme une première pour avoir fait connaître les questions d’environnement : mais encore une fois lequel ? Les témoignages de l’époque relevaient qu’il s’agissait de faire connaître un environnement élargi plutôt qu’amoindri, élargi par exemple « aux problèmes de l’autogestion, de l’exploitation des travailleurs immigrés et du pillage du Tiers-monde » (Claude Boris dans Politique hebdo, 1er mai 1974). Le ministère de l’Environnement, dans sa présentation des livres blancs des Etats régionaux de l’environnement, en 1982, ira jusqu’à conclure que « l’environnement, c’est la vie elle-même », précisant que « chaque jour, à chaque heure, il assaille ou réjouit chaque être humain, épanouit ou amoindrit sa vie ». Le slogan des Verts ne fut-il pas un temps « le parti de la vie ? ».

On voit que le passé a répondu à l’intention d’Eva Joly, qu’elle peut choisir de décliner l’environnement à sa manière, et surtout de ne pas le laisser enfermer dans une conception par trop étroite (et surtout pas sans écarter le thème de la politique nucléaire et de l’énergie en général, si important dans le discours écologique).

Finalement, on le voit, tout dépend de la définition qu’on donne aux mots. Une interrogation qui remonte au début des années 1970, comme le montre la recherche commencée à cette époque par les sciences sociales. Mais qui la connaît ? Tout dépend des définitions données, notamment au mot « environnement ». Et peut-être aussi au mot « spécialiste ».

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Dominique ALLAN MICHAUD, président-fondateur du Réseau Mémoire de l’Environnement, est chercheur en sociologie politique (CNRS/ENS). Son ouvrage sur l’écologisme, L’Avenir de la société alternative, est réédité en e-book (éditions L’Harmattan, 2010).

Projection du film « Indes, Où sont les déchets ? » le 28 novembre 2011 à 19 heures au Centre d’animation des Abbesses (18e)


UTOPIES & INNOVATIONS

28 novembre 2011 : CINE-DEBAT GRATUIT

Indes, Où sont les déchets ?

Film de Laurent Gervereau et Othello Vilgard

Les INDES, ce pluriel s’imposait : Indes anglaises, portugaises, française. Cette péninsule de l’Asie méridionale, divisée par le Gange en deux grandes régions, comprend les types ethnologiques et religieux les plus divers. L’Inde est toujours plurielle. Ce FILM étonnant, entre document et art, réflexion philosophique et questions écologiques, est une traversée de l’Inde des légendes et des réalités, de Bollywood et des bidonvilles, des vaches sacrées et des déchets de la société de consommation. Où sont les déchets en est le titre. Sont-ils matériels ou sociaux ? Au pays des parcs nationaux et des expériences de biocultures, se rencontre aussi bien la nécessité d’un développement de transformation avec le recyclage, que le problème d’une survie de conservatisme avec les castes. C’est la DECOUVERTE de la situation unique des « adivasis » : des populations aborigènes considérées traditionnellement comme inférieures aux Intouchables, et même pratiquement comme n’ayant pas d’existence. Une INDE comme on ne l’a jamais vue sur un écran, un film de 2010 en AVANT-PREMIERE dans les circuits commerciaux.

Une PROJECTION ORGANISEE par le Centre d’animation Les Abbesses, en partenariat avec le Collectif Coopérations Natures Sociétés et le Réseau Mémoire de l’Environnement, avec l’appui de ses partenaires. Un film produit pour l’opération Utopies & Innovations par la Métropole Rhin-Rhône.

Une PRESENTATION et un DÉBAT avec le réalisateur Othello VILGARD (sous réserve) et Dominique ALLAN MICHAUD, politologue (CNRS/ENS), président du Collectif Coopérations Natures Sociétés et du Réseau Mémoire de l’Environnement.

Lundi 28 novembre 2011, 19 heures, Centre d’animation Les Abbesses, 15 passage des Abbesses, 75018 PARIS. Métro : Abbesses ou Pigalle. Entrée gratuite (réservation : contactabbesses@yahoo.fr).

2011 40e ANNIVERSAIRE DE

Pierre Fournier avant René Dumont, pour « la nouvelle gauche écologique »

Pour beaucoup de jeunes (et moins jeunes…) lecteurs, ce livre sera une révélation. Fournier, précurseur de l’écologie, qui vient de paraître aux éditions Les Cahiers Dessinés, nous plonge en effet dans une période généralement occultée de l’histoire de l’écologie politique dans notre pays : le début des années 1970.

par Laurent Samuel

Beaucoup de «spécialistes» situent en effet la naissance de l’écologie politique en 1974, avec la candidature de l’agronome René Dumont à l’élection présidentielle, voire, pour les plus ignares d’entre eux, à la création du Parti des Verts en 1984.

Pourtant, c’est entre 1969 et 1974 qu’ont été jetés les prémices de ce mouvement, grâce principalement à un personnage hors du commun, que ce livre contribue à faire connaître et à réhabiliter : Pierre Fournier. Les auteurs, Danielle Fournier, sa veuve, et Patrick Gominet, historien et enseignant, ont rassemblé une belle sélection de ses textes et de ses dessins, enrichis de photos d’époque et de textes rétrospectifs sur son histoire personnelle et sur celle du mouvement écologique alors naissant.

Il faut saluer cette publication, car il n’existait auparavant que peu de travaux sur Pierre Fournier. Tout juste « les années Fournier » avaient-elles fait l’objet d’un chapitre de l’Histoire de la révolution écologiste (Yves Frémion, éditions Hoebeke, 2007). Auparavant, l’oeuvre de Fournier avait été longuement étudiée dans une recherche universitaire de Dominique Allan Michaud, aujourd’hui président du RME (Le Discours écologique, universités de Genève et Bordeaux 1, 1979, 1082 p.).

Pierre Fournier, une culture initiale d’hygiénisme et de végétarisme

Avec une culture initiale d’hygiénisme et de végétarisme, Fournier sera sensible dès le début des années 1960 aux menaces pesant sur la santé et par suite sur la vie, plus qu’à la « défense de l’environnement » contre la « pollution » – des mots et expressions qu’il n’aimait guère et qu’il renverra volontiers au ministère de l’Environnement après sa création en 1971.

Secrétaire administratif à la Caisse des dépôts et consignations, il y a découvert un aménagement destructeur du territoire et de son passé; dessinateur hors pair, il frappe en 1966 à la porte du mensuel Hara Kiri, qui publie bientôt ses dessins, puis ses textes, signés Jean Nayrien Nafoutre de Séquonlat. Lassé du Vietnam et autres thèmes dans lesquels il voit un gauchisme de convention, il leur préfèrera l’alimentation naturelle et les dangers de la radioactivité sous toutes ses formes. Une autre thématique qu’il va bientôt recouvrir du terme d’ « écologauchisme ». Ce sera quand Pierre Fournier intégrera l’équipe de Hara-Kiri Hebdo *, créé en février 1969, dans la foulée de Mai 68. Dans le numéro 13, daté du 28 avril 1969, Fournier y parle pour la première fois dans des termes très forts de la crise écologique. Ci-dessous, un fac-similé de cet article.

Un texte fondateur, que Fournier reprendra dans le « premier et dernier éditorial » de La Gueule Ouverte, « son » mensuel qui voit le jour en novembre 1972, quelques mois avant son décès dû à une malformation cardiaque, le 15 février 1973, à l’âge de 35 ans.

En juillet 1971, Fournier rassemble 15 000 personnes contre la centrale nucléaire du Bugey

Comme le montre le livre de Danielle Fournier et Patrick Gominet, Fournier ne s’est pas contenté de sensibiliser la génération 68 à des thèmes (l’écologie, le nucléaire, l’agriculture biologique…) alors négligés par la presse et les partis politiques. Il a aussi contribué à jeter les bases du mouvement écologique en France, en étant l’un des organisateurs du premier grand rassemblement antinucléaire dans notre pays, en juillet 1971 au Bugey, face à l’une des premières « usines atomiques » françaises. Grâce à la caisse de résonance de Charlie Hebdo, qui tirait alors à 150 000 exemplaires, près de 15 000 personnes avaient participé à cette manifestation festive.

Dès 1972, Pierre Fournier s’interroge sur l’opportunité de présenter des candidats écologistes aux élections. L’un de ses amis, Jean Pignero, fondateur dès 1962 de l’Association contre le danger radiologique qui deviendra l’APRI (Association pour la protection contre les rayonnements ionisants), avait déjà tenté en vain de réunir les signatures nécessaires pour se présenter à la présidentielle de… 1965. Le programme de cette autre figure oubliée de l’écologie était basé sur la protection de l’environnement et de l’alimentation…

Henri Jenn, premier candidat écologiste de l’histoire électorale française aux législatives de mars 1973

Au début des années 70, Pierre Fournier est en contact avec les écologistes alsaciens qui, après avoir organisé la toute première manif antinucléaire en avril 1971 à Fessenheim sous l’impulsion d’Esther Peter-Davis et Jean-Jacques Rettig, présenteront le premier candidat écologiste de l’histoire électorale française, Henri Jenn (avec Solange Fernex comme suppléante), aux législatives de mars 1973.

Parallèlement, ce journaliste, devenu militant contre son gré, est membre de l’AJPNE (Association des journalistes pour la protection de la nature et de l’environnement). Avant les législatives de 1973, cette association (aujourd’hui JNE) organise un débat sur l’environnement et la protection de la nature avec les représentants des principaux partis politiques. Jean Carlier, le journaliste de RTL qui a animé cette table-ronde, et ses confrères de l’association, dont Claude-Marie Vadrot, qui travaille à la fois à l’Aurore (très à droite) et à Politique Hebdo (extrême-gauche), sont atterrés par l’indigence des politiques sur ces sujets cruciaux. D’où l’idée d’une candidature écologiste à la prochaine présidentielle, que ces journalistes savent imminente en raison de l’état de santé (alors caché au public) de Georges Pompidou.

De leur côté, les Amis de la Terre, créés en 1970 et animés depuis 1972 par un certain Brice Lalonde, envisagent aussi une telle candidature. Les deux initiatives convergeront en avril 1974, peu après le décès du Président Pompidou, lors d’une réunion tenue rue du Commerce, dans les locaux des Amis de la Terre. Y participent l’AJPNE, le Comité antinucléaire de Paris et le mouvement Combat pour l’Homme de Georges Krassovsky. Après le refus de Théodore Monod et de Philippe Saint-Marc, suggérés par Jean Carlier, Brice Lalonde propose alors le nom de René Dumont, qui avait publié en 1973 un livre retentissant, L’Utopie ou la Mort.

René Dumont, « pionnier » de l’écologie : une idée fausse

Avec ce livre, comme il l’expliquera lui-même, Dumont a voulu « vulgariser les thèses écologistes ». Car en fait, s’il a parfois été qualifié de « précurseur » de l’écologie, de pionnier, c’est, comme le soulignera son biographe Jean-Paul Besset (René Dumont, une vie saisie par l’écologie, éditions Stock, 1992), un « titre usurpé – que le professeur ne revendique même pas ». Agronome productiviste, il ne s’inquiétait guère jusqu’alors de l’écologie scientifique, et n’a joué aucun rôle, tant sur le plan théorique que sur le plan organisationnel, dans l’émergence à partir de celle-ci d’une écologie politique, contrairement à d’autres scientifiques. Il se verra même félicité par Jean Carlier, qui contribuera à le propulser comme candidat à l’élection présidentielle en 1974, d’être « un scientifique qui reconnaît qu’il s’est trompé ». Non sans problèmes parfois, comme une controverse en 1974 avec des militants, par ailleurs scientifiques, sur l’assèchement des marais; il y avait eu aussi une dispute avec Pierre Rabhi sur l’agriculture biologique, vis-à-vis de laquelle René Dumont était à l’origine très sceptique.

En fait, René Dumont paraissait en 1974 un peu comme Eva Joly en 2011-12, un corps étranger – mais qui s’est vite intégré – dans le milieu écologiste. La crainte de l’extérieur était aussi une promesse d’ouverture.

La suite appartient à l’histoire… On ne saura jamais ce que Pierre Fournier penserait, s’il revenait parmi nous, de l’évolution des grandes ONG, de l’action des élus locaux écologistes, des candidatures d’Eva Joly, Corinne Lepage ou Jean-Luc Mélenchon et des débats entre Verts et socialistes sur la « sortie du nucléaire ». Mais une chose est certaine : pour cet esprit iconoclaste qui pestait contre le noyautage des premiers comités antinucléaires par les gauchistes et faisait référence (critique) à des auteurs classés à l’extrême-droite comme Alexis Carrel ou Günther Schwab, l’écologie, bien que « fille » des mouvements contestataires des années 1960, n’avait pas vocation « naturelle » à se ranger a priori dans le camp de la gauche bien-pensante… mais plutôt à faire naître, à incarner, selon l’expression de Fournier, la « nouvelle gauche écologique », non sans un regard vers l’anarchisme.

Une idée et un clin d’oeil dont ne sera pas forcément si éloigné l’« écosocialisme » d’un René Dumont. Mais de quelle politique s’agit-il, quand Pierre Fournier appelle de ses voeux la réconciliation de la culture et de la nature ?

* Devenu ensuite l’Hebdo Hara-Kiri.

Une première version de ce texte a été publiée sur le site le + du Nouvel Observateur.